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Les confidences de Mauro Poggia

Edition N°38 - 16 octobre 2019

Natif de Moutier, le Conseiller d’Etat genevois en charge d’un département mammouth - santé publique, sécurité et emploi - Mauro Poggia est un ministre influent au sein de l’exécutif cantonal. Ce ténor du barreau a accordé un entretien exclusif à La Semaine où il livre un réquisitoire sans concessions sur la LAMAL et une analyse singulière et personnelle sur la cité prévôtoise. (photo Anthony Picard)

Ténor du barreau genevois, bête noire des caisses-maladie, le Conseiller d’Etat Mauro Poggia s’est affirmé comme l’un des poids lourds politiques en Suisse romande et un ministre influent dans l’exécutif cantonal. Ce natif de Moutier a accordé à La Semaine un entretien exclusif où il livre un réquisitoire sans concessions sur la LAMAL et une analyse singulière et personnelle sur la cité prévôtoise. 

La Semaine: Mauro Poggia, quelle place, un homme politique, hyperactif dans un exécutif cantonal, accorde-t-il à la famille?

Mauro Poggia: Pas assez! C’est toujours le risque. L’intérêt public est toujours en conflit avec l’intérêt familial. Il faut faire des arbitrages. Quand on aime son travail, ce qui est mon cas, j’avoue que je pourrais travailler tout le temps. La politique est un métier chronophage. J’apprends beaucoup. Chaque jour, je découvre de nouvelles personnes. Je suis glouton de relations humaines. On ne pourra pas me reprocher de ne pas me déplacer sur le terrain et d’aller auprès des gens uniquement en période électorale et d’être un opportuniste. Je le fais de manière naturelle, pour autant que mon agenda me le permette.

Vous êtes père de famille, vous avez trois enfants, comment vivent-ils cet engagement constant et votre exposition médiatique ?

Pour mes deux aînés, c’est bien allé. Pour mon fils cadet, qui avait sept ans quand je suis entré en politique, et qui m’a toujours vu faire cela, il n’aime pas la politique et les contraintes de mon engagement car il est très demandeur de son papa! Les débuts ont été difficiles. Dans la cour d’école, les enfants répétaient souvent ce que leurs parents disaient à la maison. Le MCG était alors un parti fortement stigmatisé. Il est vrai qu’Éric Stauffer, le fondateur du mouvement, ne s’est jamais distingué par la finesse et le niveau de ses slogans. Cela s’est arrangé avec le temps. Quand j’ai été élu au Conseil d’État en 2013, on me regardait de travers, on m’attendait au contour, puis j’ai senti que mon action politique inspirait le respect, notamment par la reconnaissance manifestée dans la rue par des citoyens.

Mauro Poggia, vous êtes né à Moutier, quels souvenirs de vos premières années et de votre enfance dans le Jura bernois?

Cela rappelle d’excellents souvenirs! Ce sont les premières années de ma vie. Je suis né le 25 avril 1959 à la maternité de l’Hôpital de Moutier. Originaire du Piémont, mon père y est arrivé en 1951, peu après la naissance de ma sœur. C’était un ouvrier très pointu, féru de mathématiques. Il était fraiseur mécanicien, une compétence très recherchée à l’époque. Les entreprises actives dans la machine-outil allaient les chercher dans le Nord de l’Italie. Couturière, ma mère était restée avec ma sœur en Italie. Mon père m’a évoqué avec émotion qu’un jour, il informa son responsable de son souhait de retourner au pays retrouver son épouse et sa fille. L’après-midi même, il recevait son permis d’établissement et l’autorisation de regroupement familial! On avait les moyens de les retenir à l’époque. Du coup, ma mère est venue. Puis, le CERN a ouvert ses portes. On a conseillé à mon père de postuler. Il a été pris. Cela a été un tournant dans sa vie. Un tournant dans la mienne. On a quitté Moutier pour s’installer à Meyrin. Le début d’un nouveau destin.

Comment appréciez-vous la situation politique à Moutier, déchirée entre communauté jurassienne et bernoise? Seriez-vous prêt à apporter vos bons offices dans cette situation explosive?

Ce n’est pas d’actualité et ce serait très prétentieux d’être demandeur. Si on me le demandait, je serais évidemment prêt à mettre sur pied quelque chose. C’est très dur ce qui se passe. C’est comme un divorce. C’est douloureux. Il faudrait trouver une solution très rapidement et éviter que la situation dégénère et ne tourne à une nouvelle foire d’empoigne. Et ne me demandez pas de quel côté je suis! (Rires). Je peux juste vous confier que mon père était plutôt pro-jurassien, car c’était dans sa nature que de soutenir ceux qui se battent pour des idéaux et pour la liberté, même s’il s’est toujours gardé de donner son opinion. Vous savez, mon père était un homme exceptionnel, qui s’est battu durant deux ans dans la clandestinité du maquis, en tant que résistant alors que l’Italie connaissait la dictature de Mussolini. Pour Moutier, il faudrait œuvrer à une transition en douceur. Il faudrait se mettre d’accord sur le fond. Définir un cadre institutionnel et fixer des objectifs, dire ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Apaiser les esprits et construire un nouveau projet collectif. 

Vous avez récemment déclaré que l’unité confédérale était en danger. Pourquoi? 

Oui. Je le redoute. Je pense tout particulièrement aux récentes réformes de la LAMAL, à la décision du Conseil national qui a augmenté massivement la charge financière des cantons en accroissant significativement le pouvoir des assureurs, sans considération aucune pour l’avis exprimé unanimement par les cantons. Quand on transforme le fédéralisme en dictature de fantassins à la solde d’intérêts particuliers, celui du lobby des assureurs, cela devient problématique et oui cela met notre fédéralisme en péril. 

Les élections fédérales approchent. Quels sont les grands défis pour la Suisse pour la législature à venir?

Elle doit urgemment normaliser ses relations avec ses voisins et tout particulièrement avec l’Union européenne. La crise du Brexit ne joue pas en notre faveur. Elle a tendance à crisper l’Europe face à ses dissidences. La Suisse va souffrir. Elle n’a pas le poids pour faire face. Elle risque de devoir renoncer à certaines de ses spécificités identitaires et démocratiques pour tenir le choc économiquement et cela pourrait avoir des incidences sur notre niveau de vie et sur l’emploi. Si on avait une Commission européenne plus fine et moins psychorigide, on pourrait trouver des solutions. Et je ne suis pas certain que la Suisse ait de très bons négociateurs. Un autre danger réside dans la problématique de la victoire en trompe l’œil, en 2014, de l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse. Cela a crispé nos relations avec Bruxelles. Cela a remis en cause les bilatérales et les accords sur la libre circulation des personnes. Aujourd’hui, la Suisse risque un nivellement des salaires vers le bas. Est-on prêt à vivre avec des salaires européens? Nos travailleurs sont mis face à une concurrence déloyale. L’un de nos problèmes à Genève, c’est les travailleurs frontaliers. C’est pareil pour l’Arc jurassien. Là où il n’y a pas de conventions collectives, on tire les salaires vers le bas. Le troisième défi, c’est la santé publique et sa supportabilité économique pour les familles. C’est un défi immense, car c’est une charge qui, pour beaucoup de Suisses, arrive avant celle du loyer. C’est devenu intenable pour nombre de familles et de foyers. La révolte gronde et il ne faudra pas s’étonner si un jour on voit éclater en Suisse un mouvement tel que celui des gilets jaunes.

Les fameuses «Genferei» font rire toute la Suisse. Cela fait partie de l’ADN de Genève?

Sourire. Je me suis toujours posé la question. Je me suis dit que finalement à Genève on crevait les abcès, les choses sortent. C’est peut-être aussi le signe que nos institutions et les contre-pouvoirs fonctionnent. On a une vie politique culturellement proche de la France. Exaltée. Spectaculaire. Regardez les débats au Grand Conseil, certains se jettent des verres d’eau et s’invectivent. Il n’y a qu’ici que cela peut arriver. Le rôle du procureur général aussi est considérable, certainement unique en Suisse. Oui, il y a eu des affaires à Genève, comme celle de mon collègue Pierre Maudet, qui n’a sans doute pas eu les bonnes attitudes. Est-ce spécifique à nous ? Certainement pas. Si on s’intéressait de plus près aux relations entre le monde politique et le monde économique, j’imagine que ce genre de scandales existent ailleurs en Suisse. Parle-t-on du lien des pharmas avec certains politiciens bâlois? Limiter notre réputation aux Genferei est très réducteur. On oublie tout ce que Genève apporte à la Suisse. Pas seulement des fous rires quand on fait des bêtises. On apporte beaucoup avec l’ONU et les organisations internationales, on apporte beaucoup à la Suisse avec la péréquation inter-confédérale en étant un canton contributeur. On apporte beaucoup avec une université à la pointe qui a vu deux de ses éminents scientifiques nobélisés. Genève, c’est aussi cela! 

On dit de vous que vous êtes le nouveau roi de Genève. Vous appréciez le qualificatif?

Pas du tout. Je déteste. Pour faire de la politique, il faut être présent, œuvrer pour la population et le bien commun. Il ne faut pas se mettre en avant. Vous savez, en politique, susciter des envieux et des jaloux, il n’y a rien de pire!

Et celui de premier flic de Genève?

Oui, je peux l’accepter dans le sens où j’ai tout particulièrement à cœur le respect de la justice et de l’équité pour tous les citoyens. J’ai une ligne politique claire inspirée par le contrat social de Rousseau. C’est la part de la concession que fait chaque individu sur sa propre liberté. Si le contrat est rompu, c’est la république des petits malins qui triomphe. Je veux que les honnêtes gens continuent à l’être parce qu’ils ne sont pas dégoûtés par un pouvoir qui laisserait les gens malhonnêtes agir impunément sans scrupule. 

On vit dans un monde anxiogène, avec de nouvelles menaces, notamment terroristes, la Suisse est potentiellement une cible, Genève en particulier, qui abrite de nombreuses organisations internationales. Comment faites-vous face?

Genève est une cible potentielle et notre police est très attentive. On ne lutte pas seulement en armant des policiers et en faisant des contrôles. C’est illusoire. La lutte contre le terrorisme passe indiscutablement par le renseignement et je peux vous dire qu’à Genève nous avons d’excellentes compétences en la matière. Le système de protection doit également passer par la prévention. Genève s’est doté d’un plan de lutte efficace contre les radicalisations qui gagnent du terrain dans notre société. Ce n’est pas seulement l’islam radical, la laïcité peut être tout aussi radicale, l’émergence de mouvements très radicaux qui traversent notre société, comme l’antispécisme, ces jeunes qui attaquent des boucheries. C’est le paradoxe de notre société. On est dans un monde d’ouverture marqué par de plus en plus d’intolérance. Ce qui m’inquiète c’est le vivre ensemble en danger avec une montée en force du communautarisme. On se doit aussi d’être très attentif à l’intégration. C’est fondamental. On se distancie de ces pays qui ont permis le règne des prédicateurs de la haine et de la violence. C’est dangereux. Le pire, c’est le rejet. Prenez l’asile, l’impact du refus d’une telle demande peut engendrer des réactions violentes. Ce qui est dangereux, c’est le désespoir.

L’un des chevaux de bataille politique, c’est les assurances maladie et le serpent de mer de l’explosion des coûts de la santé. Que préconisez-vous? Avez-vous un remède miracle, Docteur Poggia?

Vous savez, je n’ai pas le monopole des bonnes idées. Il y a plusieurs combats qui doivent se mener de front. On doit profondément réformer le système. Il faut maîtriser la hausse qui correspond réellement au vieillissement de la population et conserver l’esprit de la LAMAL ancré autour du principe de la solidarité et de la mutualité. Il faut cesser de croire que le marché de la santé peut se réguler par la concurrence. Il n’y a que les malhonnêtes et les imbéciles qui peuvent y croire encore. La concurrence ne fonctionne pas. L’offre génère la demande. La FMH elle-même admet que 20% des actes médicaux pratiqués sont inutiles. Les médecins doivent cesser de se réfugier derrière leur statut de profession libérale. Ce sont en réalité des professionnels largement subventionnés par une assurance sociale et par l’argent du contribuable. L’autre problème, ce sont les cantons, qui vont devoir assumer davantage les coûts du système de santé. Les chiffres annoncés récemment à Berne sur la maîtrise des primes 2020 sont illusoires. On allège un porte-monnaie pour en alourdir un autre. Le système de rémunération doit être clairement revu. On ne donne pas à une entreprise de pompes funèbres le soin de sauver le patient. Or, aujourd’hui les assurances sont les pompes funèbres et les fossoyeurs de la LAMAL. On doit réguler ce marché et permettre aux cantons de réguler l’offre, par exemple en limitant les équipements lourds et en les utilisant à leur pleine capacité. Il faudrait aussi s’interroger sur les réserves énormes des caisses, 9.4 milliards, et l’opacité de plus en plus marquée de l’Office fédéral de la Santé publique. On doit laisser le soin aux cantons de fixer le montant des primes et réguler l’offre, avec un financement uniforme, que l’on pourrait confier aux caisses cantonales de compensation.

Tantôt italo-suisse, tantôt suisse. Chrétien puis converti à l’islam. Adhérent au PDC puis au MCG, êtes-vous une «bête politique» ou une «girouette opportuniste»?

On m’a posé plusieurs fois la question et je n’ai jamais dévié de ma ligne. A propos de l’islam, je l’ai fait en 1996 par esprit d’ouverture et par amour pour ma deuxième épouse qui est musulmane, adepte d’un courant de pensée très tolérant et ouvert: le soufisme. Je suis très attaché à mes racines italiennes et à ma nationalité suisse. Sur le plan politique, il y a une cohérence. Je suis un social libéral. J’ai quitté le PDC car l’accord que nous avions conclu, mon engagement sur une liste pour le Grand Conseil, n’a pas été respecté. Je voulais faire avancer les sujets cantonaux et je ne voulais pas me lancer en politique à 50 ans en me présentant sur une liste pour le Conseil municipal. A cette époque, je défendais Eric Stauffer. Tout le monde l’attaquait et cela me l’a rendu sympathique. Il m’a proposé d’intégrer le MCG. Il m’a dit, viens chez nous, il n’y a pas de censure. On a gagné et on est monté en puissance. En définitive, notre ligne politique n’est pas si éloignée de celle d’Emmanuel Macron, la République En Marche. J’ai même le sentiment qu’on a été des précurseurs!

Propos recueillis par Anthony Picard 

Un expresso avec Mauro Poggia

Une île dans votre vie? L’île Saint-Pierre

La ville où vous rêveriez vivre? Genève

Votre première émotion gourmande? Le risotto aux bolets (de ma maman)

Votre plat préféré? Les filets de perche

Un politicien avec qui vous partiriez en vacances? Aucun! Les vacances sont faites pour décrocher et se ressourcer

Votre plus grand acteur? Lino Ventura

Une actrice avec qui vous passeriez la nuit? Joker!

Un film, un roman et une chanson qui ont marqué votre vie? Vol au-dessus d’un nid de coucou de Miloš Forman, Léon l’Africain de Amin Maalouf, L’Amérique de Joe Dassin 

Votre meilleur sens? Le sixième, l’intuition! 

Natif de Moutier, le Conseiller d’Etat genevois en charge d’un département mammouth - santé publique, sécurité et emploi - Mauro Poggia est un ministre influent au sein de l’exécutif cantonal. Ce ténor du barreau a accordé un entretien exclusif à La Semaine où il livre un réquisitoire sans concessions sur la LAMAL et une analyse singulière et personnelle sur la cité prévôtoise. (photo Anthony Picard)