Portraits

Du pep, de l’esprit et du cœur

Edition N°7 – 24 février 2021

A 83 ans, Lucienne Lanaz fait encore œuvre de pionnière dans le monde de la réalisation cinématographique. (photo Claude Gigandet)

Impossible de ne pas la remarquer ! D’abord, cette « tchoupe » bleue, un particularisme qui lui garnit le sommet de la tête, ce rire puissant et communicatif qui la caractérise, avec cette tchatche volubile, ce petit bout de bonne femme énergique, Lucienne Lanaz, du haut de ses 83 balais affiche un parcours plutôt atypique et original. Née à Zurich mais très ancrée dans la région jurassienne, elle crée Jura-films en 1974, qu’elle anime avec cœur et passion, ce qui lui permettra de produire ses réalisations. La cinéaste aux plus de trente films, plusieurs fois récompensée, s’est beaucoup intéressée à la place de la femme avec un regard critique sur la manière dont elle était représentée dans une société marquée par un certain machisme, au cours de ces trente-cinq dernières années. 

Pas question de tapis rouge ou de montée des marches comme à Cannes. Ce n’est pas le style de Lucienne Lanaz qui est plutôt de mettre en valeur la vie quotidienne avec son petit grain personnel en faisant passer un message. Altruiste, dotée d’une grande sensibilité et d’un caractère bien trempé, cela lui permet de bien cerner les protagonistes de ses réalisations afin qu’elle soit immédiatement imprégnée par les sujets de ses documentaires. Autodidacte, elle a toujours voué une passion particulière au théâtre et au cinéma pour devenir peu à peu assistante de production, puis réalisatrice en collaborant à divers festivals de cinéma à travers l’Europe. Modèle de ténacité, d’indépendance et d’engagement, son talent, sa sensibilité et sa débrouillardise ont fait qu’elle aborde des sujets insolites ou rarement évoqués, avec des relents qui fleurent l’authenticité. Ce qu’elle préfère, ce qui l’intrigue et la passionne, c’est la matière humaine faite de ressentis, d’émotions et abordés sans se soucier des codes établis. En plus, elle parle couramment l’allemand, l’italien et l’anglais, ce qui lui permet d’être à l’aise sur les plateaux de tournage souvent polyglottes. 

Son havre

Lucienne Lanaz naît à Zurich de parents valaisans et neuchâtelois. Elle y fait ses classes puis un apprentissage d’employée de commerce. Elle part une année aux USA où elle enseigne le ski et l’éducation physique. Elle est maman de Gérard (1961) et actuellement remariée à Willy Schild. Elle enchaîne divers boulots au gré de ses pérégrinations dont un passage au CICR, puis cherche un endroit pour s’installer définitivement. Plus question de vivre en ville. Elle cède à l’appel des sapins et, après un coup de foudre, jette son dévolu sur Grandval et la maison du Banneret Wisard, chargée d’histoire et monument historique. Elle acquiert la maison voisine datant de 1590 et y trouve son havre de paix. On est en 1974 et c’est le début de l’aventure Jura-Films. Il faut rénover la maison, ce qui n’est pas une moindre affaire. Elle fait alors la connaissance de son voisin, le dernier habitant de la maison du Banneret Wisard, Fritz Marti, avec qui elle se lie d’amitié et tourne un de ses premiers film : « Feu, fumée, saucisse ». Il faut préciser que la maison de ce dernier n’avait pas d’eau, pas d’électricité et pas de toilettes. Un autre âge ! Juste avant, elle avait produit un court métrage sur la vie de sa maman : « le bonheur à septante ans ».

Plus de trente films

Lucienne Lanaz enchaînera diverses productions sur de nombreux thèmes variés dont des réalisations sur l’ex-RDA, le Brésil, Cuba ou sur le féminisme, des films pour des fondations, pour le Ciné-Journal au féminin, divers documentaires, portraits, hommages, reportages, etc. Régionalement, elle produira un film émouvant sur les Petites Familles (Grandval et Les Reussilles) relatant le côté positif des enfants placés – un gros succès public – la forge de Corcelles ou la rénovation et le fonctionnement de la maison du Banneret. Mais bien entendu, il est impossible de vivre de cet art dans nos contrées. Elle a toujours dû bosser à côté, reléguant ainsi sa passion dévorante aux conditions économiques.

Les journées de Soleure

Les Journées de Soleure, 56e du nom, sont le principal festival de cinéma consacré au cinéma suisse. Depuis 1966, elles proposent tous les ans une sélection représentative de fictions, documentaires et courts métrages suisses à l’enseigne de « Panorama Suisse ». Le public et les professionnels discutent des films présentés et de la culture cinématographique suisse à la faveur de tables rondes, séances d’information et débats contradictoires. Les Journées de Soleure accueillent chaque année plus de 65’000 spectateurs et sont l’un des événements culturels parmi les plus en vue de Suisse. Cette année, ces journées ont bien entendu été virtuelles, pandémie oblige, en faisant la part belle aux pionnières du cinéma. Plus de deux cents films ont été projetés… sans public.

Racontez-nous, Lucienne ! « J’ai présenté mon dernier film, « Gianerica », l’histoire d’un couple d’artistes, Erica et Gian Pedretti, de La Neuveville. On m’a aussi demandé si je voulais faire partie des pionnières pour les 50 ans du droit de vote aux femmes, ce que bien entendu j’ai accepté. J’ai également eu l’occasion de présenter un deuxième film, mon fameux Ciné-Journal au féminin (1979-80). Nous étions trois femmes à avoir fait œuvre de pionnières pour participer aux discussions et interviews de ce festival : Gertrud Pinkus, Tula Roy et moi-même. Mais étant donné le caractère virtuel de la manifestation, tout paraissait irréel, surfait, la ville était tristement mortelle, sans vie, alors que d’habitude elle est si joyeuse et si festive. Pas un chat dans les rues, le temps semblait arrêté. C’est aussi un festival fait surtout pour des gens initiés, avec des techniques de pointe, sans sous-titres ou difficilement trouvables. Mais cela nous donne quand même une visibilité et nous sommes tout de même contents de pouvoir apparaître et montrer notre boulot. » 

Claude Gigandet

A 83 ans, Lucienne Lanaz fait encore œuvre de pionnière dans le monde de la réalisation cinématographique. (photo Claude Gigandet)